Autore
Indice
1. Le Cyborg, une métaphore politique
2. Raison ouverte vs raison exclusive
3. Entre optimisme et pessimisme
4. Se développer autrement
5. Le Cyborg: une perspective holistique
S&F_n. 21_2019
Abstract
In the Court of the Cyborg Queen. On Digital Embodiment
This article argues that the interaction between human body and virtual reality has an epistemic consequence, as far as the traditional boundaries between mind and body are concerned: humans find themselves in a “now and not yet” situation where those boundaries tend to disappear. This consequence leads to the Dentist Paradox, i.e. a jump into a cognitive void when boundaries between mind and body are still cognitively implemented. While some authors think that humans are living a new evolution stage (N.K. Hayles), others suggest that a cybernetic form of subjectivity is arising from cybernetic consciousness (G. Benjamin). Some interesting cognitive ideas emerge, for instance that of an unexpected intimacy of brain, body and world (A. Clark) and that of a circular holistic comprehension of our world (H. Maturana and F. Varela). The embodied digital (i.e. the Cyborg) could lead to happier relations to other humans, other species and nature, depending on how we answer the question “how do we think of ourselves?” (M. Hauskeller). This article provides a philosophical and political perspective, one that could show bottom-up alternatives to digital capitalism, thus bringing answers to that question.
À l’occasion du 50ème anniversaire de: In the Court of the Crimson King
- Le Cyborg, une métaphore politique
Il y a 50 ans, en 1969, le groupe musical anglais King Crimson produisait son premier album In the Court of the Crimson King, qui repoussait les limites du rock en puisant dans le jazz et la musique classique. Cette œuvre est considérée parmi les meilleures productions du rock progressif[1]. Il y a 45 ans, en 1974, Luce Irigaray publiait aux Éditions de Minuit Speculum. De l’autre femme, suivi en 1977 de Ce sexe qui n’en est pas un, aux mêmes éditions. Il y a 39 ans, en 1980, Donna Haraway publiait son Cyborg Manifesto qui repoussait les limites d’une raison machocapitaliste en puisant dans la richesse relationnelle de tout être vivant.
Si Luce Irigaray stigmatisait la culture phallocentrique de disciplines comme la philosophie et la psychanalyse qui emprisonnent les différences dans le «1» du sexe des mâles excluant toute altérité, le sexe des femmes n’étant pas UN puisqu’il est pluriel, Donna Haraway en revanche identifiait dans le Manifesto une pluralité de thèmes éthiques et philosophiques soulevés par le posthumanisme, même si par après elle a pris ses distances du posthumanisme et des cyborgs. Le cheminement d’une raison augmentée continue avec N. Katherine Hayles, qui a publié en 1999 How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, et en 2017 Unthought: The Power of The Cognitive Nonconscious, ouvrages qui à l’époque de l’information désincarnée sollicitent très fortement une science cognitive englobant la réalité physique.
Pourquoi écrire des propos liminaires qui traitent de musique progressive et de philosophie féministe dans un article sur les cyborgs humains? La réponse à cette question est multiple et elle concerne d’abord le titre de cet article et l’esprit qui anime l’article lui-même. Quant au titre, pris dans son sens littéral, il fait référence aux King Crimson, notamment pour leur rendre hommage à l’occasion du cinquantième anniversaire de leur premier album In the Court of the Crimson King. En même temps, par la paraphrase au féminin du titre de l’album musical, le titre de cet article rend hommage à la philosophie féministe dans sa totalité, philosophie qui «est par essence politique»[2].
Attention, l’idée évoquée par le terme «Cyborg Queen» dans le titre n’est pas du tout celle de vouloir attribuer un sceptre à telle ou à telle philosophie. L’idée est plutôt de considérer le terme «Queen» dans un sens pluriel pour saluer l’élargissement de perspectives et la veine d’optimisme épistémique amenée par les philosophes féministes dans une philosophie généralement gouvernée par le UN. Finalement, le titre de cet article suggère une différence d’aptitudes entre la Queen et le King, différence qui ne suit pas une logique de causalité sexuelle mais qui est liée aux projets de vie et de société préconisés par la Queen et par le King. Ces projets se révèlent être antithétiques, car pour ce qui est du monde tel qu’il est prôné par le capitalisme numérique, la Queen poursuit un projet critique éminemment politique, tandis que le King risque de «capituler devant ceux dont le projet final, délibéré ou non, est de dépolitiser la société»[3].
En creusant davantage la métaphore, l’optimisme épistémique que j’ai évoqué en me référant à la cour de la Queen se situe peut-être en contre-courant du pessimisme épistémique qui règne dans la cour du King du capitalisme numérique[4], pessimisme qui est bien illustré dans le texte de la chanson In the Court of the Crimson King que je vous invite à écouter. L’optimisme épistémique dont est question ici et que j’attribue à la Court of the Cyborg Queen a trait finalement à la raison humaine, il invite notamment à élargir celle-ci en dépassant les pôles classiques cerveau et cœur, pour considérer le corps pris dans son entièreté et ses cerveaux multiples en mouvement et interagissant avec les autres corps et avec leurs environnements. Dans cet article je vais donc m’occuper de la raison humaine lorsqu’elle s’occupe de la nature du Cyborg humain, être nouveau qui réclame sentimentalement et simultanément l’attention qu’on accorde à un enfant qui est en train de se construire et celle qu’on mobilise face à une machine dangereuse. Cette distinction est programmatique: la philosophie critique privilégie l’enfant, le capitalisme numérique privilégie la machine.
Que signifie-t-il que la philosophie critique privilégie l’enfant? Il signifie que les manipulations adaptatives cybernétiques sont inédites dans l’histoire humaine et que (malgré les ou grâce aux machines), ces manipulations ouvrent des perspectives nouvelles pour la raison. C’est la partie raison que je vais privilégier sur l’aspect machine dans cet article, dont la thèse principale est la suivante: le caractère inédit des manipulations cybernétiques du corps humain permet d’aider à dépasser une notion de raison figée traditionnellement sur les capacités conceptuelles et logiques du mental dont les fruits cognitifs sont le représentationalisme et le solipsisme, afin de prendre en compte une raison ouverte à l’unité corps-esprit-monde. Dans notre monde cyborgien d’aujourd’hui, nous vivons le passage d’une physicité réprimée[5] vers une physicité explosée dans une transformation radicale de notre physicité première, notre corps[6]. Avec le Cyborg, cette transformation radicale concerne toute notre relation au monde, qui apparaît dès lors sous des lumières nouvelles par l’effet de la parallaxe du corps augmenté. Il faudrait se poser des questions qui vont en crescendo: En quoi consiste-t-il précisément ce changement radical? Comment affecte-t-il l’humain? S’agit-il vraiment d’une nouvelle étape évolutive pour l’humanité?
En répondant à cette dernière question, N.K. Hayles pense que oui, que le numérique affecte matériellement la pensée et provoque des changements neuronaux qui modifient à leur tour les modes d’attention liés aux pratiques de lecture et d’interprétation[7].
En suivant les théories de l’esprit étendu de Andy Clark, Hayles dénonce le paradoxe d’une frontière étanche qui séparerait le corps du monde extérieur, d’un côté se trouverait le corps avec son cerveau et son système nerveux, de l’autre le numérique. Les conséquences de cette frontière étanche entre le corps et le numérique affectent l’intelligence des humains dans un sens qui amènerait les humains à devenir incapables d’interagir avec le monde. Leur intelligence est destinée à s’amincir de plus en plus pour ne devenir qu’une propriété de la manipulation formelle des symboles:
Here, at the inaugural moment of the computer age, the erasure of embodiment is performed so that "intelligence" becomes a property of the formal manipulation of symbols rather than an action in the human lifeworld[8].
Dans le livre cité, Hayles met en lumière que l’intelligence considérée comme manipulation formelle des symboles est paradoxale. Aboutissement d’une raison exclusive préconisée déjà par Platon, elle entraine notamment le paradoxe d’une frontière étanche qui séparerait le corps du monde extérieur. Ce paradoxe peut être synthétisé avec l’exemple du dentiste[9], qui utilise, ou plutôt assiste, un robot programmé pour arracher une dent à son humain, la nature duquel il connaît parfaitement et sait parfaitement comment la manipuler: Le robot est donc capable de se substituer au dentiste. Comme s’il s’agissait d’un dé à cinq faces, le paradoxe possède une quintuple face cognitive:
- Le dentiste est perçu comme un dentiste.
- Le patient est perçu comme un patient.
- Le dentiste et le patient maintiennent leur distance cognitive.
- La médiation du robot est doublement considérée comme acquise dans la droite ligne du progrès technique des outils et comme progrès capitaliste qui vise à substituer partout les humains avec les machines.
- Le robot incarne un savoir sanctionnant la séparation corps-esprit.
Dans le paradoxe du dentiste, la cinquième face du dé, celle de la séparation corps-esprit, casse le jeu de l’intelligence de la même manière que le croupier annonce que «Rien ne va plus». Sauf, pour rester dans la métaphore, que la roulette cognitive concernant les points 1 à 4 du paradoxe du dentiste continue à tourner depuis les débuts de la géométrie[10]. Une fois que le récipient circulaire tournant arrête son mouvement, la bille va se positionner sur un numéro au hasard, et le jeu peut recommencer. Comme au casino, dès l’annonce du croupier de «Faites vos jeux», les joueurs présents autour de la table peuvent effectuer leurs mises et un nouveau jeu peut recommencer à quelques différences près. Pour ce qui est de la métaphore de la roulette, nous en sommes au tout début de ce nouveau jeu. Et le paradoxe consiste précisément en ce que les vieux et le nouveau jeu se jouent au même temps. Le croupier est devenu fou.
- Raison ouverte vs raison exclusive
Les différences entre le vieux jeu commencé à la naissance même de la géométrie et le jeu actuel qui a commencé avec le numérique avant que l’autre ne soit encore terminé concernent le mouvement même de rotation de la roulette. Ce mouvement ne se fait désormais plus sur la trajectoire épistémique d’un cercle parfait, suivant notamment un modèle de raison excluant tout ce qui ne serait pas rationnel. Le nouveau mouvement se fait plutôt, comme le disent Humberto Maturana et Francisco Varela: «Like the hands in Escher’s engraving». Ce nouveau mouvement est le même qu’en fait suit le livre de Maturana et Varela d’où je tire la citation. Il est intéressant de citer ce passage en entier:
Like the hands in Escher’s engraving (…), this book has followed a circular route. We began with the features of our experiences common to our shared social life. From that starting point we moved on to cellular autopoiesis, the organisation of metacellulars and their behavioral domains, the operational closure of the nervous system, the linguistic domains, and language. Along the way, we put together the building block of an explanatory system capable of showing how the phenomena proper to living beings arise. We came to see how social phenomena founded on a linguistic coupling give rise to language and how language, from our daily experience of cognition, enables us to explain its origins. The beginning is the end[11].
Contrairement au cognitivisme solipsiste, Maturana et Varela soulignent ici que les humains se développent de façon holistique, et que la connaissance ne peut pas se limiter à une connaissance mentaliste: ils le disent avec la phrase «The beginning is the end» et le figurent avec une image dessinée dans leur livre juste après les lignes que je viens de citer. Dans l’image représentée ici-bas[12], l’animal fait tout-un avec l’arbre et donne bien l’idée de ce que j’appelle un Ouroboros cognitif, l’idée notamment d’une raison ouverte à l’unité corps-esprit-monde.
L’Ouroboros cognitif représenté dans l’image de Maturana et Varela est peut-être un être mythique, et comme tout être ou monstre légendaire, il ne nous laisse pas insensibles si nous avons la chance (ou la malchance) de le croiser. Il est certain que l’Ouroboros marque l’évènement d’une raison ouverte et, selon Maturana et Varela, rencontrer l’Ouroboros peut provoquer plusieurs effets. Le premier effet est un changement de perspective sur tout ce que nous faisons. Nous découvrons que: «smelling, seeing, building, preferring, rejecting, conversing»[13] est un monde que nous bâtissons en coexistence avec d’autres êtres. Le deuxième effet est que nous allons perdre le point fixe de référence qui nous fait supposer l’existence d’un monde objectif pensé comme indépendant de nous et qui serait accessible à notre connaissance par notre système nerveux, avec le risque que cette perte entraîne de tomber dans l’anarchie du relativisme. Ce que j’ai appelé L’Ouroboros cognitif nous offre toutefois un remède à ce risque, en nous faisant découvrir une via media pour ne pas tomber dans les extrêmes du représentationnalisme (objectivisme) et du solipsisme (idéalisme). Finalement, l’Ouroboros cognitif boucle son cercle pour nous faire reconnaître que: «Effective action leads to effective action: it is the cognitive circle that characterizes our becoming, as an expression of our manner of being autonomous living systems»[14]. L’Ouroboros cognitif incarne bien selon moi l’effort épistémique de la théorie de l’enaction, selon laquelle la connaissance n’est jamais désincarnée, elle jaillit de l’interaction entre les organismes et les environnements. Il s’agit d’une théorie extrêmement conséquente avec ses prémisses, fondées e.a. sur des idées tirées du bouddhisme et de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty et de Martin Heidegger. Les conséquences anti-représentationalistes extrêmes de l’enaction peuvent se montrer riches pour une raison qui cherche à dépasser la séparation corps-esprit et qui ne rejet pas les connaissances corporelles, en allant de facto bien au-delà des paradigmes cognitiviste et connexionniste.
Dans l’effort épistémologique de rechercher de façon critique à comprendre des corps non cloisonnés mais interagissant dans leurs environnements, une solution sœur de celle de l’Ouroboros cognitif vu ci-dessus nous est proposée par Andy Clark, convaincu qu’il faudrait trouver un antidote valable à l’idée jadis populaire d’un esprit qui se positionne en dehors de l’ordre naturel. Pour Clark, cet antidote n’est autre que «the inner engine that drives intelligent behaviour». Cet antidote présente cependant des effets secondaires:
Such a depiction- “the inner engine that drives intelligent behavior”- provides a worthy antidote to the once-popular vision of the mind as somehow lying outside the natural order. But it is a vision with a price. For it has concentrated much theoretical attention on an uncomfortably restricted space; the space of the inner neural machine, divorced from the wider world which then enters the story only via the hygienic gateways of perception and action. Recent work in neuroscience, robotics and psychology casts doubt on the effectiveness of such a shrunken perspective. Instead, it stresses the unexpected intimacy of brain, body and world[15].
C’est précisément ce lien intime inattendu entre le cerveau, le corps et le monde qui marque le point de départ de la quête de l’Ouroboros. En passant et comme le dit Andy Clark, il faut noter que les travaux sur la robotique nous ont aidé à dépasser la perspective étriquée du corps divisé pour chercher une perspective plus large. Perspective plus large qui est aussi celle du numérique incarné, qui entre avec force dans la quête de l’Ouroboros en intégrant chez Heyles la réflexion sociale du numérique. En suivant le Cyborg Manifesto de Donna Haraway, Heyles constate que le numérique peut se présenter sous plusieurs aspects, comme l’imbrication d’entités et métaphores, être vivants et constructions narratives. Pour Hayles, ce qui est fondamental dans la réflexion sur les cyborgs humains est la conjonction de la technologie et du discours. Sans cette conjonction les cyborgs humains seraient relégués dans des ghettos: les cyborgs exclusivement fruits du discours dans le ghetto de la science-fiction, ceux exclusivement fruit de la technologie dans les ghettos de la prosthétique, de la réalité virtuelle ou de la bionique.
Hayles nous informe en outre que le recensement des cyborgs aux USA révèle que 10% des citoyens peuvent être considérés comme cyborgs au sens technologique (pacemakers, prosthèses, peau artificielle, dispositifs implantés de délivrance de médicaments, lentilles cornéennes). Un pourcentage beaucoup plus élevé est représenté par les «methaphoric cyborgs» incluant e.a. ceux qui participent d’un circuit cybernétique en frappant le clavier d’un ordinateur branché à l’écran[16], ce qui signifie par extension que tout utilisateur de technologie numérique est cyborg. Le père de la cybernétique Robert Wiener, dit Hayles, avait compris le potentiel révolutionnaire de la cybernétique et avait essayé sans succès d’en limiter le danger. Il est le prototype des humanistes libéraux effrayés par une cybernétique qui peut faire exploser les frontières du corps, car cette explosion n’épargnerait pas les frontières politiques du corps, frontières qui ont toujours consacré les différences de tout genre et que le sujet libéral pris comme locus de contrôle aime profondément et garde et protège attentivement.
Pour G. Benjamin la quête de l’Ouroboros se poursuit sur un plan différent, car pour lui il s’agit en premier lieu de comprendre comme le sujet peut en lui-même essayer de dépasser la relation antagoniste entre le corps et le numérique. Pour Benjamin, le cyborg est une
cybernetic form of subjectivity that is defining the contemporary manifestation of consciousness between physical and digital worlds from within the biological shell of what is commonly still referred to as a human. This cyborg subject is formed through cybernetic consciousness[17].
La définition que Benjamin donne du cyborg définit à son tour la perspective de la parallaxe du titre de son livre. La parallaxe est le vide où se trouvent le regard et la cognition du sujet. Pour la conscience du cyborg, ce vide consiste dans l’écart entre les mondes physique et numérique, en tant que deux modes de conscience qui se révèlent comme deux réalités distinctes.
D’une façon intéressante, G. Benjamin considère que Hayles positionne le cyborg au stade de l’évolution posthumaine, ce qui entrainerait le risque de réduire la cybernétique à la prosthétique et ne permettrait pas de saisir l’importance de la vision posthumaine qui considère «the embodiment as the primary physical prosthesis of human consciousness».
Hayles laisserait ainsi en arrière-plan «the consciousness of parallax that defines our manner of overcoming the relation between the physical-digital antagonism within the subject itself»[18].
Pour Benjamin cette erreur de perspective dérive de l’importance que Hayles accorderait à la forme d’embodiment par la matérialité de l’information des technologies digitales. Et il explique que mettre l’accent sur la matérialité entraine une idée partiellement fausse de Virtualité. Selon Benjamin, Hayles définit «Virtuality (…) as the cultural perception that material objects are interpenetrated by information» tandis que pour Benjamin,
Virtual is rather the process by which consciousness creates the subject, with the simultaneous appearance of materiality and its structures of signification[19].
- Entre optimisme et pessimisme
Le tour d’horizon sur différents points de vue nous a montré que l’Ouroboros de Maturana et Varela, l’inner engine de Clark, la conjonction de la technologie et du discours de Hayles et la parallaxe de Benjamin mettent l’accent sur une épistémologie qui englobe le Cyborg dans une vision unitaire de la raison. Ce sont, pour chaque auteur, des notions qui soulignent chacune à sa manière des perspectives optimistes ouvertes par la raison cyborgienne; le but poursuivi par ces auteurs est toujours le même: dépasser le double binaire du corps opposé à l’esprit et vice-versa.
Cet élargissement optimiste de la raison humaine peut conduire à des formes nouvelles de ré-existence sociale[20] contre la silicolonisation du monde qui, elle, cherche à coloniser notre psychisme après avoir colonisé le monde. Mais la raison cyborgienne ouvre aussi des perspectives pessimistes. En négatif, dans sa version d’opposition binaire que je viens d’évoquer, ces perspectives concernent les manipulations eugéniques pre-partum, qui visent à produire des êtres humains perfectionnés à priori selon une notion spécifique de prévention, qui n’auront donc pas besoin d’être perfectionnés a posteriori, c’est-à-dire soignés selon une notion de cure. Dans des perspectives pessimistes, ce qui est curatif et ce qui est eugénique se rapprochent par l’analogie d’éviter ou de soigner ce qui est pathologique. Toutefois, dans le cas de l’eugénique, la perspective unitaire d’une raison eugénique préventive imbriquée dans une raison eugénique curative ne tient pas, car l’eugénisme, du fait de son idéologie, de Sparte au III Reich, ne cherche pas généralement l’évitement du risque pathologique ou supposé tel, il vise plutôt à en exterminer les porteurs.
Dans la perspective critique de l’eugénisme numérique se situe ce que Michael Hauskeller appelle le cyborg, un être humain dont des parties sont artificielles parce qu’elles visent à dépasser les limitations du corps des humains. Plus que cyborg, il s’agit de ce que Hauskeller nomme «cyberbeing», c’est-à-dire un être qui par des améliorations successives remplace le corps humain jusqu’ à s’en débarrasser totalement. Le telos du «cyberbeing» est finalement l’immortalité numérique: «uploading our minds to a computer».
Est-ce-que l’immortalité est vraiment nécessaire aux humains? Hauskeller répond que
we cannot, or should not, think of the better human as the (in a subjective sense of the word) happy human» et que finalement, ce que nous voulons être dépend de ce que nous pensons de nous-mêmes[21].
- Se développer autrement
Parmi les cyborgs qui actuellement se promènent parmi nous, nous trouvons ceux qui se font implanter dans la main une puce Rfid (identification par radiofréquence) pour retirer de l’argent au guichet automatique ou accomplir d’autres gestes quotidiens comme ouvrir des portes, démarrer la voiture, disposer de données personnelles sans devoir supporter le poids des clefs, du passeport ou du carnet de santé, etc. D’autres se font implanter une caméra dans l’œil[22], ou un bras pour pouvoir jouer de la batterie[23]. D’autres dans le cerveau un eyeborg pour écouter les couleurs et permettre au cerveau de se connecter directement au wi-fi[24]. La liste pourrait continuer. La première méthode facilite les actes quotidiens effectués avec des puces externes. La dernière augmente considérablement les capacités sensorielles et modifie considérablement les relations de l’artiste avec le monde.
Mais tout cela est-il vraiment suffisant pour nous faire hurler de joie ou de terreur? Insérer l’idée du corps augmenté dans une perspective apocalyptique est ambigu car elle est trop pessimiste pour être utilise à son profit par le capitalisme numérique. Ce serait moins le cas si la perspective était eschatologique, comme le suggère Donna Haraway dans l’une de ses définitions du Chtulucène, ce dernier compris comme un moment qui a été, est et doit encore venir hors du capitalisme numérique. La perspective du déjà et pas encore a un impact fort sur les humains, car elle touche à la force libidinale du numérique qui se fait chair pour offrir tout ce que les humain peuvent désirer de bon ou de mauvais.
Dans la perspective eschatologique du capitalisme numérique, le cyborg est justifiée par l’opposition entre l’incarnation numérique et le corps humain, la première offre à l’homme tout ce qui manque à ce dernier. L’attente eschatologique transforme la libido en pulsion[25] et elle est puissante, car cette fois-ci, elle n’est pas divine, mais technologique, à la portée de main de tout le monde et à des prix abordables pour tous (même si cela est plutôt un mythe). En outre le cyborg incarne, sur le plan téléologique, une technique présenté comme différente de celle utilisée pour réaliser des génocides. Cependant, face à un cyborg révolutionnant la physiologie humaine et par là le rapport de l’homme à la technique et à la nature, il devient légitime de se poser les mêmes questions qui au cours du siècle dernier concernaient l’évolution rapide de la technique, dans le sens heideggérien de machinisation (Machenschaft)[26]. Le numérique incarné soulève fortement la question de l’ ἁρµονία, au sens héraclitéen de l’union d’éléments qui sont en soi discordants[27], comme le sont le numérique et la chair.
- Le Cyborg: une perspective holistique
Toutefois dans l’Anthropocène, dans la perspective optimiste que j’ai dit être celle de la Cyborg Queen, l’harmonie entre chair et numérique passe par un ajustement de la raison humaine grâce aux nouvelles possibilités offertes par la technologie, par les nouveaux tissus artificiels biologiquement intégrés et par les nouvelles capacités prônées par les cyborgs. Le cyborg incarne essentiellement une révolution cognitive, au sens de gestion des data (Hayles) ou au sens de focalisation sur la conscience (Benjamin). Mais le cyborg permet aussi de reconsidérer ce que nous voulons être et qui dépend de ce que nous pensons être nous-mêmes (Hauskeller). Pour comprendre le mode de réalisation numérique il ne suffit plus d’assumer la perspective traditionnelle centrée sur le cerveau ou le cœur et sur le paradoxe de son corps, objet d’un sujet situé en dehors de celui-ci et vice-versa. Au contraire, il faut intégrer le corps tout entier dans une perspective scientifique nouvelle: celle des corps en mouvement interagissant entre eux et avec leurs environnements. Cette perspective nouvelle passe par notre conscience partagée avec les autres êtres; elle nous montre qu’il est possible de se développer autrement que dans le passé.
La perspective de la Cyborg Queen est holistique parce qu’elle doit faire tomber les «boundaries» que les humanistes libéraux tentent de défendre, ces «boundaries» pouvant être à la fois la barrière que la chair oppose à un tissu artificiel, les difficultés du rejet d’organes et de prosthèses par le système immunitaire, l’opposition à changer de perspective lors qu’il s’agit d’astronautique[28]. La perspective holistique du numérique incarné comprend toutes les autres, l’individuelle, l’externe, l’isolée. La conscience qui s’élargit grâce à l’Ouroboros cognitif (Maturana et Varela) n’es pas exclue de la vie quotidienne des tous les cyborgs décrits par Hayles, incluant les cyborgs métaphoriques.
Grâce à l’Ourboros cognitif, les périphéries du corps sont prises en compte, elles amplifient immédiatement les échanges organiques et sensoriels continus avec l’environnement, mais également la perception de son propre corps profond, dont les boundaries dont parle Hayles s’effacent. Les boundaries tombés, les conséquences sont importantes en termes d’augmentation, cette dernière ne se limitant pas du tout à la seule augmentation prosthétique, il s’agit de manière beaucoup plus intéressante aussi d’augmentation de la conscience et des capacités corporelles. L’incarnation numérique, qu’elle passe par un chip sous-cutané ou par l’énorme flux d’informations acquis par pc, tablettes, smartphones, consoles de jeu etc. a amplifié d’abord la physiologie des perceptions sensorielles et a permis aux humains d’être plus présents à eux-mêmes, à leur corps et à leur environnement.
La relation de soi avec son corps et avec le monde a changé entrainant avec soi plusieurs conséquences. Une conséquence est qu’on cherche à remédier davantage aux disruptions écologiques provoquées par une biochimie corporelle de plus en plus agressée, par la pollution des sols, de l’eau, des aliments et de l’environnement. Une autre conséquence est qu’on a découvert que dans le corps, avec le cerveau et le cœur, il existe plusieurs d’autres centres et plusieurs systèmes de communication auparavant inconnus entre les organes du corps. Une troisième conséquence est que le numérique incarné permet d’augmenter la proprioception grâce à l’expansion de la netteté sensorielle. Je ne considère ici que les moments optimistes du numérique incarné, cette épée à double tranchant pouvant servir à l’épanouissement et l’ouverture au monde ou, au contraire, à l’enfermement sur soi-même et la réduction du corps aux mouvements pour faire bouger la souris ou le joystick. Mais aussi cet enfermement, pour tragique qu’il puisse être est aussi une forme de se développer autrement en devenant esclave du numérique au lieu de retrouver une liberté accrue individuelle et sociale.
Le cyborg humain est une apparition inédite dans l’histoire humaine, et il est le fruit de ce que peut-être par pessimisme Heidegger, qui niait d’être pessimiste[29], appelle la machinisation (Machenschaft). Mais les humains, dans le temps et les espaces soustraits, volés ou détournés aux machines ne sont pas restés se tourner niaisement les pouces. Dans ces espaces et temps libérés, ils ont réussi à s’affranchir de l’esclavage des machines ou ils ne se sont pas servis de machines du tout et ils ont pu se développer autrement, en s’augmentant autrement grâce au numérique. Ils ont ainsi suivi les formes propres du connais-toi toi-même (γνῶθι σεαυτόν) pour dégager des formes de présence à soi-même, aux autres et à la nature indépendamment des machines et, finalement, pour ne pas se séparer de leur corps. Ainsi, le cyborg humain permet aux humains de se développer autrement.
Se développer autrement signifie en général être capables de se vider des oxymores des réalités virtuelles ou de comprendre ces derniers comme des altérités participatives à notre vie qui n’ont pas pour autant notre permission pour nous vampiriser la vie. Se développer autrement signifie en particulier trouver chacun son propre chemin de l’Ouroboros cognitif de l’image de Maturana et Varela qui est le même chemin qu’il faut emprunter pour arriver à la Court Of the Cyborg Queen. Se développer autrement passe par son propre corps, en découvrant, par décentralisation, les périphéries et les organes internes du corps, et les autres cerveaux[30] dont nous disposons, programme qui est à lui seul un programme épistémique nouveau. Se développer autrement implique s’augmenter en amplifiant sa présence à soi-même aux autres et à la nature, cette présence étant à la fois individualisée et sociale. En conclusion, les perspectives optimistes du numérique ont en commun de reconnaitre bien sur la valeur du numérique pour l’amélioration des humains, mais en même temps de laisser le numérique en deuxième plan pour amplifier plutôt (grâce au numérique) sa présence à soi-même aux autres et à la nature par des actions socialement solidaires. Actions socialement solidaires qui peuvent être comprises dans la mouvance optimiste du cyborgs humain sont p.ex. les énormes progrès de la médicine et de la science non destructive, mais aussi l’expérience de Shan[31] et l’expérience solidaire du village de Riace en Calabre[32]. Devant ces faits, la raison exclusiviste, figurée par le corps de Wiener et ses «boundaries» dans le récit de Hayles, peut se laisser aller à un choc salutaire qui peut-être lui permettra de devenir moins raide. La raison humaine qui n’est pas considérée comme distincte du corps s’enrichira peut-être.
[1] Cf. la fiche web Le rock progressiste de 1968 à aujourd’hui, sur le site de Dragonjazz, magazine virtuel indépendant d’information et de partage musicale: https://www.dragonjazz.com/progrock.htm.
[2] C. Sabourin, M. Deslauriers, Les nouveaux horizons du féminisme dans la philosophie francophone, dans «Philosophiques», 44, 2017, pp. 189.
[3] M. Hunyadi, Le temps du posthumanisme. Un diagnostic d’époque, Les Belles Lettres, Paris 2018, p. 144.
[4] Le terme «capitalisme» est pris ici en sens général, dans ce sens p. ex la Chine est capitaliste même si sa structure sociale est différente. Cf. S. Žižek, Le «socialisme capitaliste» chinois est-il ce que l’avenir nous réserve? dans «Arrêt sur info», 22 octobre 2018. https://arretsurinfo.ch/le-socialisme-capitaliste-chinois-est-il-ce-que-lavenir-nous-reserve/
[5] Par «physicité réprimée» il faut comprendre tout type de physicité dominée par les humains, il s’agit notamment des procédés innombrables de domination de la nature par l’homme.
[6] Deux perspectives différentes sur ce sujet: l’article de C. D. Murray and J. Sixsmith, The Corporeal Body in Virtual Reality, «Ethos», 27, 3, 1999, pp. 315-343 et le livre de N. Diasio, La Science impure. Anthropologie et médecine en France, Grande-Bretagne, Italie et Pays-Bas, Presses Universitaires de France, Paris 1999.
[7] Cf. N.K. Hayles, How We Think: Digital Media and Contemporary Technogenesis, The University of Chicago Press, Chicago 2012. Édition française: Comment nous pensons: Médias numériques et technogenèse contemporaine dans Lire et penser en milieux numériques: Attention, récits, technogenèse [online], UGA Éditions, Grenoble 2016. Comme le constate Yves Citton dans sa préface à l’Edition française: «depuis les horaires et les trajets des chevaux de poste et à travers l’instauration des codes postaux, les médias numériques et leurs ancêtres ont commencé à donner forme à nos milieux d’existence et de pensée bien avant d’en capter, computer et vendre certaines traces à l’ère des big data» (ibid., p. 15).
[8] N.K. Hayles, How We Became Posthuman. Virtual Bodies, dans Cybernetics, Literature, and Informatics, The University of Chicago Press, Chicago 1999, p. IX.
[9] Cf. A. Paulson, Chine: 1ère opération réussie d’un robot dentiste, https://www.clubic.com/robotique/actualite-836436-chine-1ere-operation-reussie-robot-dentiste.html.
[10] «Geometry was born from the elaboration of problems concerning astronomy (calendar) and land-surveying (extension and borders of land property) because geometry could offer methods to solve these problems in such a way that a general consensus could be reached, an agreement which was of vital importance in society», C. Ronchi, The Tree of Knowledge. The Bright and the Dark Sides of Science, Springer, Dordrecht, Heidelberg, London-New York 2014, p. 2.
[11] H. Maturana, F. Varela, The Tree Of Knowledge. The Biologicl Roots of Human Understanding (1984), Shambhala, Boston 1992, p. 239, (Je souligne en italique).
[12] Ibid., p. 240.
[13] Ibid., pp. 240-242.
[14] Ibid.
[15] A. Clark, Where Brain, Body and World Collide, dans C. Knappett, L. Malafouris (eds.), Material Agency. Towards a Non-Anthropocentric Approach, Springer-Verlag, New York 2008, p. 1, (Je souligne en italique).
[16] N.K. Hayles, How We Became Posthuman, cit., pp. 114-115.
[17] G. Benjamin The Cyborg Subject. Reality, Consciousness, Parallax. Palgrave Macmillan, London 2016, p. 13, (Je souligne en italique).
[18] Ibid., p. 5.
[19] Ibid.
[20] Cf. N. Grandjean, Normalising What? About a GMO Body and Shan’s Life, dans «DiGeSt. Journal of Diversity and Gender Studies», 4.2, 2017, pp. 33-46. https://doi.org/10.11116/DiGeSt.4.2.2.
[21] M. Hauskeller, Better Humans? Understanding the Enhancement Project, Acumen, Durham 2013, pp. 117-8 et 187-88.
[22] http://eyeborgproject.tv/.
[23] https://www.newscientist.com/article/dn25142-bionic-arm-gives-cyborg-drummer-superhuman-skills/.
[24] https://www.theguardian.com/artanddesign/2014/may/06/neil-harbisson-worlds-first-cyborg-artist.
[25] B. Stiegler, De l’économie libidinale à l’écologie de l’esprit: Entretien avec Frédéric Neyrat, dans «Multitudes», 24, 2006, pp. 85-95. https://doi.org/10.3917/mult.024.0085.
[26] M. Heidegger, Apports à la philosophie. De l’avenance (1936-38), tr. fr. Gallimard, Paris 2013, en particulier le chapitre II, La Résonance (der Anklang).
[27] Expérience mystique plus que rationnelle, l’ἁρµονία pour Eraclite implique la participation non dualiste entre l’âme humaine et le monde. Cf. C. Condello Skoteinos. Il tempo iniziatico, dans «Il Guastatore», IV\I, 2016, pp. 1-3.
[28] Cf. S. Palumbo, Ibridazioni cyborg. Spazio, evoluzione e biotecnologie, dans «S&F_scienzaefilosofia.it», 12, 2014, pp. 71-83.
[29] Cf. Entretien de M. Heidegger au Spiegel (1966), http://palimpsestes.fr/textes_philo/heidegger/spiegel-itv66.html.
[30] Les humains disposent de trois cerveaux interdépendants: le cerveau crânial, du cœur, intestinal. Pour les relations entre le cerveau crânial et intestinal cf. I. Miller, The gut–brain axis: historical reflections, dans «Microb Ecol Health, 29, 2018, https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6225396/. Pour les relations entre le cerveau crânial et du cœur cf. Z. Chen et alii, Brain–Heart Interaction Circulation Research, vol. 121, n. 4, https://www.ahajournals.org/doi/10.1161/CIRCRESAHA.117.311170. Pour les interrelations entre les trois cerveaux cf. Y. Liong, Y. Tsa, New perspectives of Lactobacillus plantarum as a probiotic: The gut-heart-brain axis. https://doi.org/10.1007/s12275-018-8079-2.
[31] Cf. la note 20 en bas de page de cet article.
[32] Cf. http://www.ideassonline.org/public/pdf/Riace-ENG.pdf.