Autore
Indice
Abstract
JEAN STAROBINSKI BETWEEN SCIENTIFIC AND AESTETHIC LANGUAGES
The conference held at Laval University in Quebec is the first in America dedicated to Jean Starobinski. International and interdisciplinary, it was intended to give a turning point to the studies on the Geneva critic and historian, especially regarding the relationship between literature and science, as well as the philosophical aspects of his reflection.
Jean Starobinski est un historien et critique littéraire dont le succès et la renommée ne cessent pas de grandir. À la suite de la publication de sa thèse de doctorat sur Jean-Jacques Rousseau, La Transparence et l’Obstacle (Plon, Paris 1957, rééds. Gallimard, Paris 1976 et suivv.), un enseignement d’histoire des idées lui a été confié à l’Université de Genève, puis en histoire de la médecine et en littérature française. En outre, il a été pendant quelques années en médecine interne, puis en psychiatrie. Aujourd’hui, il compte à son actif plus de trente livres et 800 articles; ses textes dispersés continuent à être recueillis et commentés, comme dans La Beauté du monde. La littérature et les arts, paru en 2016 chez Gallimard sous la direction de Martin Rueff. Traduits dans une quinzaine de langues, ses essais les plus connus portent sur la littérature, l’art, la musique ainsi que sur l’histoire de la médecine. Il faut également remarquer qu’à la suite de la publication du livre de Carmelo Colangelo L’apprentissage du regard (Zoé, Genève 2004), des chercheurs internationaux ont pointé tout l’intérêt de ses réflexions pour la philosophie et l’histoire des sciences, notamment Vincent Barras et Fernando Vidal.
Le premier colloque sur Jean Starobinski sur le continent américain a été organisé ce novembre au Canada, à l’Université Laval dans la ville de Québec, par Stéphanie Cudré-Mauroux (Bibliothèque nationale suisse, directrice du Fonds Jean Starobinski), Anne-France Morand (Département de littérature, théâtre et cinéma, Université Laval) et Aldo Trucchio (Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, Université du Québec à Montréal): “Jean Starobinski entre langages scientifique et esthétique”. Interdisciplinaire et international, il s’annonce comme un tournant dans les études sur les relations entre science et philosophie chez Starobinski.
Dans la formation intellectuelle du critique suisse, l’Amérique a joué un rôle central: entre 1952 et 1956, il a travaillé au Departement of Romance Languages de la Johns Hopkins University comme instructor de langue française, puis comme assistant professor de littérature française. Il a alors eu l’occasion de fréquenter ses collègues de département, Georges Poulet et Leo Spitzer, de suivre les Hideyo Noguchi Lectures données par Alexandre Koyré et de participer aux réunions de l’History of Ideas Club d’Arthur Lovejoy et George Boas. Enfin, à l’Institute of History of Medicine dirigé par Richard Shryock, Starobinski découvre les travaux d’histoire de la médecine de Ludwig Edelstein et, surtout, d’Owsei Temkin.
Starobinski figure au programme des études littéraires dans les universités américaines, par exemple celles sur Diderot et sur Rousseau, comme l’a expliqué Guillaume Pinson, doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’ULaval, qui a ouvert la séance de l’après-midi. Or, c’est bien la dimension philosophique de l’œuvre de Starobinski qui fait l’objet d’un intérêt nouveau. Pierre-Olivier Méthot, professeur à la Faculté de philosophie et membre du CIRST, a mis en évidence, dans ses interventions, l’importance de la pensée critique de Starobinski qui vise à engager un dialogue entre disciplines scientifiques et littéraires. La nécessité d’instaurer un tel dialogue s’est imposée, car les sciences humaines permettent de développer une réflexion régulatrice vis-à-vis des sciences expérimentales tout en situant historiquement les connaissances. Dans ce processus de mise en dialogue interdisciplinaire, l’histoire du développement des sciences expérimentales ou, selon les mots de Starobinski, de la construction d’un “langage scientifique”, tient une place centrale, pour ne pas dire première.
La question du rapport de Starobinski à l’histoire des sciences, aussi bien aux disciplines historiques qu’à l’histoire du XXe siècle, s’est retrouvée en filigrane dans la majeure partie des communications du colloque québécois.
Il est à noter qu’en 2004 Starobinski a légué ses archives personnelles aux Archives Littéraires Suisses. Ce Fonds, qui a été présenté par Stéphanie Cudré-Mauroux, contient des documents précieux pour une évaluation de son positionnement vis-à-vis de l’histoire de la littérature, de la médecine et des sciences. En commençant par sa formation de médecin, ses archives privées permettent d’évaluer les difficultés rencontrées par Starobinski, juif d’origine polonaise à Genève au moment de la Seconde Guerre mondiale. Sa correspondance fait cas du succès qu’il a rencontré en dépit de cela, puisqu’il a su mener conjointement des études de lettres et de médecine à l’Université de Genève. L’antisémitisme dont il a été victime, Starobinski ne l’aborde jamais, mais il réagit néanmoins, par exemple en reprenant en Suisse la traduction de Kafka qui avait été abandonnée par Gallimard dans la France alors occupée par les nazis. Les ALS gardent également la trace de son immense correspondance, avec des figures de premier plan du XXe siècle comme Adorno, Barthes, Benvéniste, Blanchot, Derrida, Foucault, Leiris, Montale, Raymond, Sollers, Spitzer, Todorov et Wahl; et de son amitié profonde et durable avec Owsei Temkin et le psychiatre Michael Shepherd après son retour des Etats-Unis.
Les contributions ont permis de mettre en avant, tout au long de la journée, non seulement son expertise d’historien et de médecin, mais surtout le réseau de chercheurs, philosophes, médecins, historiens des sciences et des idées de Jean Starobinski. Sa vie, comme son œuvre, démontrent une grande curiosité et d’une mise en dialogue toujours respectueuse et courtoise avec ses paires (même dans le cas de désaccords, par exemple avec Foucault, comme l’a expliqué Aldo Trucchio) et rarement, voire jamais, de critiques frontales, d’oppositions, de confrontations directes.
Anne-France Morand a montré comment il a été le premier à s’intéresser aux anagrammes de Ferdinand de Saussure dans son Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure (Gallimard, 1971) en dépit des critiques dont ils avaient été l’objet. Il a vu dans les anagrammes un champ d’investigation autour des interactions entre poésie et science, tous deux pensés par Saussure comme des quêtes de vérité. Surtout, Saussure propose une méthode. Qu’elle soit valable ou non, n’a de sens aux yeux de Starobinski qu’en fonction de son efficacité. C’est en médecin, qu’il raisonne, en ce sens.
En dépit du fait qu’elle ne soit jamais complètement explicitée, il y a une dimension philosophique dans le travail de Starobinski, que ce colloque est venu démontrer. Les contributions de Aldo Trucchio et François Dumont ont discuté de cette question en analysant un passage de L’œil vivant (Gallimard, Paris 1961):
La critique complète n’est peut-être ni celle qui vise à la totalité (comme fait le regard surplombant), ni celle qui vise à l’intimité (comme fait l’union identifiante); c’est un regard qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité, sachant par avance que la vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre tentative, mais dans le mouvement qui va inlassablement de l’une à l’autre. Il ne faut refuser ni le vertige de la distance, ni celui de la proximité: il faut désirer ce double excès où le regard est chaque fois près de perdre tout pouvoir.
Dumont, directeur du Département de littérature, théâtre et cinéma, s’est penché pour sa part sur la définition élargie de Starobinski du genre littéraire de l’essai. A partir de l’analyse d’articles et du Montaigne en mouvement (Gallimard, Paris 1982), il a mis en avant un processus d’allers-retours entre intérieur et extérieur, de “métamorphose progressive de la subjectivité” qui amène à un “progressif oubli de soi”. La définition de l’essai donnée par Starobinski peut alors être considérée comme une esquisse de méthode. Trucchio, pour sa part, a montré qu’au fond de la réflexion de Starobinski, tant dans la critique littéraire que dans sa conception de l’histoire, on trouve un mouvement dialectique. Pour Starobinski, cette relation critique/dialectique permettrait de comprendre la “généalogie du présent” à partir de la relation complexe que les langages esthétiques ont instauré avec le langage scientifique. Ainsi, les deux champs n’ont cessé d’évoluer côte à côte, d’accaparer les domaines de légitimité de l’autre, pour se retrancher ailleurs. Ils ont évolué ensemble et c’est ensemble qu’ils doivent donc être appréhendés en dialogue, en réaction, l’un vis-à-vis de l’autre, sans forcément rentrer dans un conflit direct, mais toujours en tension.
On conclura en mentionnant la vaste bibliothèque de Starobinski qui a été léguée aux ALS. Lecteur des études de Frances A. Yates sur l’Art de la mémoire, Starobinski n’a pas rangé sa bibliothèque par ordre alphabétique. Des livres sont placés dans des pièces selon un principe mnémotechnique, puis assemblés pour faire “bon voisinage”, selon l’expression de Stéphanie Cudré-Mauroux. Comme la mémoire, comme sa bibliothèque, Starobinski propose donc une philosophie de la mise en dialogue, de la comparaison, d’une pensée “en mouvement”. Le colloque a été également l’occasion de présenter le numéro 11 du Bulletin du Cercle d’études internationales Jean Starobinski et d’annoncer le prochain, qui recueillera les interventions des participants. Il est donc certain que les études futures sur la philosophie de Starobinksi viendront engager sur un terrain qui s’annonce très prometteur.